Chronique 10 (28-10-2001)


M'en allant par les sentiers jolis, l'âme en paix et le cœur serein, je fis une halte en un petit village du nom de Culoz. Assis dans un pré, j'avalais un en-cas et me désaltérais tout en admirant cette superbe contrée, dominée d'un côté par une montagne abrupte, et s'ouvrant de l'autre côté vers un lointain lac, entre deux vallées vertes.
Un paysan venant à passer, je le hélai, pour lui demander le nom de cette montagne.
" C'est le Grand Colombier, Monsieur. "
" Veuillez m'excuser si je vous importune, mais vous m'avez l'air d'humeur bien sombre, alors que la nature est si riante ? "
" Ah Monsieur, … la nature …. Elle paraît bien riante, comme cela, mais elle ne l'est pas vraiment. Elle ne permet pas à nos champs de donner récoltes suffisantes. Et comme je ne parviens pas à nourrir toute ma famille, j'emmène mes deux petits derniers à la ville. Je les laisserai aux bons soins des sœurs de charité. Au moins ils auront à manger."

Interloqué, ahuri même, je finis par reprendre mon souffle et expliquais au pauvre homme combien le destin avait bien fait de me mettre sur sa route. Par mes connaissances, j'allais pouvoir l'aider à améliorer grandement ses récoltes, ainsi que celles de ses voisins. Mais il devait être bien entendu que tous, même ceux avec qui il était en chamaille, devaient pouvoir profiter de ces connaissances. Et bien entendu ne jamais parler de notre rencontre.
Après son accord, je remis à Jean Conon un sachet de poudre de ma composition. Il devait n'en utiliser que le dixième, à diluer dans cinq cent litres d'eau et en arroser parcimonieusement les champs ingrats. Ceux-ci deviendraient beaucoup plus fertiles. Et le sachet se remplira de lui-même pour l'année suivante.

" Allez les enfants, nous allons rentrer à la maison maintenant. Mais n'oubliez pas de ramasser des fleurs pour votre mère ! "

J'appris par la suite que le Jean Conon se montra très honnête en partageant équitablement la poudre miraculeuse. Les paysans, la première année, un peu méfiants tout de même, n'arrosèrent qu'une partie de leurs champs et répartirent le reste de poudre dans cinq sacs. Ils constatèrent une telle fertilité qu'ils n'hésitèrent pas à utiliser ensuite les autres sacs. En quelques années, leurs récoltes furent telles qu'ils ne souffrirent plus jamais de la faim. Et si évidemment les meilleures raves de la contrée sont celles venues sur le monticule du Jean, personne n'y trouva rien à redire.

Mais cette situation de satisfaction finit par arriver aux oreilles du seigneur du lieu, un certain Guillaume de la Foirette, personnage hargneux et vindicatif. Qui décida prestement d'augmenter les taxes sur les récoltes, ne supportant pas de savoir ses paysans enfin heureux. Mais ceux-ci, malicieux, décidèrent de tous payer ce surcroît de taxe avec chacun un énorme rave, géant et monstrueusement pesant, cultivé à cette destination avec une pincée supplémentaire de poudre magique.
Messire Guillaume de la Foirette ne pouvait refuser l'application de cette ancienne coutume, et se retrouvait ainsi avec d'énormes raves, impropres à la consommation puisque particulièrement amères et acides. Même les animaux n'en voulaient manger.

Les raves du Jean à la crème.

Epluchez des raves, coupez-les en morceaux, jetez-les dans l'eau bouillante et retirez du feu le vase les contenant. Egouttez-les ; après quelques minutes les faites cuire dans du bouillon de bœuf et hachez-les.
Mettez du beurre frais dans une casserole, placez-y les raves, donnez-leur une demi-heure de cuisson, les singez de farine et remuez souvent. Un quart d'heure étant écoulé, ajoutez une cuillère de fromage de Gruyère râpé et un demi-verre de jus ; répandez ensuite dans la casserole, en petite quantité à la fois, de la crème fraîche, salez, poivrez et placez le ragoût sur un feu modéré où il mitonnera pendant vingt-cinq ou trente minutes.
(recette de Lucien Tendret, La Table au pays de Brillat-Savarin.)