Chronique 37 (06-05-2002)


(avec un extrait de R. Belletto, L'Enfer. Ed. Flammarion)

De passage dans une petite ville au charme provincial, vieilles maisons fleuries, ruelles pavées, rivière canalisée en de multiples bras joyeux, lac majestueusement entouré de montagnes, je traînais dans la sombre et encombrée boutique d'un bouquiniste. J'y découvris avec stupeur un exemplaire du 'Fascicule Bleu' de M.-E. Grancher et je l'ouvris avec gourmandise.
Surprise supplémentaire, les premières lignes lues ne ressemblaient absolument pas au style de l'auteur. Me laissant aller à la lecture, je déduisis que le livre ne correspondait pas à sa couverture, mais l'histoire, plaisante et bien écrite, me subjugua.

J'avais soif.

Je fis glisser l'enveloppe au milieu de la table, le plus au milieu possible, au centimètre près. J'y mis le temps nécessaire. Puis j'empoignai les rebords de la table, à droite et à gauche, bras tendus, et demeurai ainsi quelques instants, dans une attitude de maître du monde.

Je me levai soudain. Une goutte de sueur vola. La chaise ripa, manqua tomber, ne tomba pas.

J'allai me pencher à la fenêtre, pratiquement murée. On aurait pu atteindre le mur aveugle et lépreux d'en face avec un crayon neuf. Nulle fraîcheur. L'air sans mouvement, ici moins qu'ailleurs, étouffait.

A la cuisine, je voulus boire de l'eau fraîche. J'ouvris le réfrigérateur. Pas de lumière, pas de fraîcheur. Lui aussi refusant de répondre aux ordres élémentaires, comme la cafetière et le grille-pain l'autre jour. Et certainement sans plus de raisons. Puisque le service de réparations avait sur un ton narquois diagnostiqué un fonctionnement tout à fait normal. Et pourtant l'électricien avait testé à son tour toute l'installation électrique. Tout est normal et en bon état, sauf tous ces appareils qui cessent de fonctionner.

" Excusez-moi, Monsieur, mais ce n'est pas une bibliothèque ici ! "
Je lui tendis le livre, en lui expliquant que le contenu ne correspondait pas à l'enveloppe, et que j'étais prêt à l'acquérir pourtant, mais à un autre prix, bien plus modique. Le bouquiniste refusa toute transaction en prétextant qu'il réussirait bien à ré-assembler les deux livres, mais que pour l'heure il devait fermer sa boutique.
Légèrement interloqué, je quittais la librairie et me retrouvais sur un pavé glissant. Tous les boutiquiers fermaient les lourds volets de bois de leurs échoppes. Des hommes d'armes, l'épée à la main, les houspillaient. Un capitaine à cheval, l'armure brillante et le heaume empanaché, surveillait l'activité fébrile de la ruelle.
Une erreur de porte sans doute m'avait conduit dans un autre siècle. Je me retournais et cherchais à rebrousser chemin dans la boutique, mais le libraire ne me laissa pas rentrer.
" Nous devons nous regrouper sur la place. Ordre du Sénéchal. Vous reviendrez plus tard. "

Ne le quittant pas d'une semelle de chausse, je le suivis jusque sur la place où trônait un bûcher.
" C'est un sorcier que l'on va brûler. Il a jeté un sort au cuisinier du Gouverneur, et tous ses plats brûlent, ses sauces tournent, ses boissons fadissent. Le Sénéchal va nous en débarrasser de ce fichu sorcier."
" Ce n'est pas forcément une bonne idée : lorsqu'il sera mort, qui va pouvoir annuler le mauvais sort ? " osais-je lui rétorquer, tout en pensant que c'est bien ce fichu cuisinier qui devrait être sur le bûcher.

Me prenant par le bras, il m'entraîna d'abord vers un homme d'armes, puis en suivant celui-ci vers une bâtisse à l'arrière de la place. Le libraire dit quelques mots à l'oreille d'un homme habillé de beaux vêtements de drapé, tout en me montrant de la main.
Le conciliabule durant, mon inquiétude augmentait : n'allait-on pas me considérer comme un complice ?
Enfin, le notable vint vers moi et me remercia en me serrant les mains.

Le bûcher étant chaud, ce furent quelques voleurs qui grillèrent à la place du sorcier. Après la déclaration triomphante du Sénéchal annonçant que le sorcier avait accepté de mettre ses connaissances au service de la ville d'Annecy contre ses ennemis félons et étrangers.

A peine de retour chez moi, alors que je pensais enfin pouvoir me remettre de cette curieuse aventure, le téléphone se mit à sonner.
" Oui, Merlin ? Ecoute c'est vraiment une drôle d'histoire qui arrive à une amie. Elle a rencontré un homme charmant et affable mais, chaque fois qu'il veut lui préparer un petit plat, sa cocotte brûle et noircit. Aurais-tu un conseil ? "
" Il faut examiner le problème. Peux-tu récupérer cette fameuse cocotte ? J'arrive et nous observons le phénomène. "

J'emportais donc un gigot d'agneau que j'avais mis à mariner, en me promettant de surveiller absolument et en tous les instants la cuisson. Un gigot d'agneau de printemps, tout de même…..
Mais tout se passa admirablement bien, et la brave cocotte accomplit fort correctement sa tâche.

" Dis-moi, ma très chère Mélusine, cet affable, il n'aurait pas aussi quelques soucis avec d'autres appareils ? Une cafetière électrique, un réfrigérateur, une machine à pain ? Et son vin n'a-t-il pas systématiquement la mauvaise idée de madériser ? "
" Mais comment peux-tu l'avoir deviné, Merlin ? "
" Disons que c'est l'expérience. Il y a des gens qui parlent de malchance, de mauvais sorts, mais ils sont en fait victime d'une espèce de grève de leurs ustensiles ménagers. Mal-traités, mal utilisés, ne recevant ni soins, ni affections, ni produits de qualité, ils se révoltent en quelque sorte. Et je ne suis pas loin d'être solidaire de ces révoltes. "

GIGOT D'AGNEAU MARINÉ
Recette de Raymond Oliver

1 gigot d'agneau de 1 kg environ, 100 g de lard gras, 1/2 l de vinaigre, 1 l de vin blanc, 2 carottes, 2 oignons, 1 bouquet garni, 1 gousse d'ail, 2 échalotes, sel, poivre.

Piquez le gigot d'agneau avec les lardons et faites-le mariner pendant 12 heures avec sel, poivre, vinaigre, vin blanc, carottes, échalotes et oignons émincés, bouquet garni, ail.
Egouttez le gigot, assaisonnez-le légèrement de sel et de poivre, faites-le cuire dans une cocotte avec du beurre et de l'huile, pendant 30 à 40 minutes.
Dressez le gigot sur le plat de présentation, servez à part dans une saucière une sauce poivrade chaude confectionnée avec la marinade.