Chronique 1 (2-9-2002)


Wilfrid Baumgartner avait pâli. Ce poste de directeur de camp de travail, une vraie sinécure, ne devait être qu'un échelon avant de plus importantes fonctions. Le temps de prouver son sens de l'organisation.
Mais ce jeune espagnol, venu lui parler " au nom des camarades ", avec son sourire charmeur, lui annonçant la possibilité d'une grève, remettait en cause cet avenir radieusement tracé. Une grève dans son camp de travail ! A tout jamais son nom serait souligné dans les arcanes de l'administration. Et pour le moins, adieu toute promotion.
Et tout cela pour obtenir un allégement de travail pour les femmes enceintes !
Une femme enceinte ! Mais comment est-ce possible ?
Il ne put se retenir d'esquisser un sourire, à la réponse souriante de l'espagnol :
" C'est la nature…. "

Les yeux bleus de Maroussia pétillaient à chaque fois qu'elle rencontrait ce bel espagnol aux yeux presque verts, au sourire blagueur, aux mains bavardes. Chaque matin, pensant à lui, elle coiffait du mieux possible ses longs cheveux blonds. Et trouvait quelque fard artisanal pour mettre en valeur sa peau de porcelaine. Sans oublier de donner à sa blouse les plis les plus seyants.
Manuel, de son côté, cherchait maints prétextes pour avoir à passer dans l'atelier des femmes. Les cheveux bien gominés, la chemise preste et le geste élégant préparé à rencontrer son ukrainienne. Du haut de ses vingt ans, tout lui était possible.

Chacune et chacun, parmi les baraquements du camp, voulurent se rendre complices de la force de vie. Prouver que dans toute circonstance la vie, et l'amour, trouvent leur voie.
Que les forces de vie sont plus fortes que les forces de mort.

Un jour Maroussia prit la main de Manuel et la posa, anxieuse, sur son ventre : " Ecoutes avec ta main, là . C'est notre enfant. ".
La joie de Manuel le fit resplendir d'une aura divine : " Et m***** !!! "
Le soir même, dans l'assiette de soupe de Maroussia, au milieu du bouillon blanc, fadasse, il y avait un petit morceau de lard.
Et chaque jour suivant, il y eut, dans son assiette de soupe, un petit morceau de viande, pour donner un peu de goût, un peu de force.
Parce que chaque jour, Manu cherchait l'occasion de gagner un morceau de gras : une partie de Foot-Ball, un cross-country, un concours de grimaces, un petit service rendu. Toutes occasions de grappiller un morceau de lard, un quignon de jambon, tout en assurant le plaisir des gardiens ennuyés.
Lorsqu'un soir son assiette fut remplie de morceaux de viande à ras bord, elle comprit qu'un changement aurait lieu. Ses amies de chambre n'en profitèrent qu'en partie : " mange, mange il faut que le bébé en profite. Va savoir où vous serez demain. "
Effectivement, le lendemain, Maroussia fut transférée dans une entreprise agricole. Il y avait des vaches, du lait, du fromage, et beaucoup de travail. Mais, heureusement aussi pour elle, une patronne qui aimait les enfants, d'où qu'ils viennent.

Et c'est là que ma mère a oublié le goût de la soupe à rien :

La soupe à rien.
Récupérez l'eau de cuisson des pommes de terre servies à midi.
Ajoutez quelques cuillères de farine.
Salez.
Servez chaud.

Pour améliorer la soupe, vous pouvez laissez cuire un moment les épluchures de pommes de terre soigneusement conservées. Sans oublier de les enlever avant de servir : elles peuvent encore être utiles en purée.