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Renée Richard
Pendant un an je m'en suis vue, avec Renée en pension et les
dettes et tout! Le dimanche après-midi, on venait travailler aux
halles. Je n'avais même pas de quoi acheter un frigo. C'est à
ce moment-là que j'ai appris à affiner le saint-marcellin.
Comment t'expliquer? Quand il arrive il est tout blanc, juste salé.
Tu dois d'abord le faire ventiler, pour qu'il sèche. Ensuite tu
le resales un peu selon le goût et tu le mets sur des palettes bien
mouillées. Tu fais cela le matin. Le soir tu retournes tes fromages
et tu remouilles tes palettes. Tu agis ainsi pendant une huitaine de jours.
Après, tu places tes saint-marcellin dans une cave. Seulement des
caves voûtées il n'y en a pas partout et surtout pas sous
les halles des Cordeliers! Alors c'est le grand Paul (Bocuse) qui m'a
sauvée en me prêtant ses caves de l'abbaye de Collonges.
" Tu en fais ce que tu veux... " Tu connais le bonhomme...
Un bon affinage dure un mois et demi. Depuis quatre ou cinq ans je le
fais toute l'année mais je sais que certains ricanent : "
Toute l'année, la qualité ne peut pas être assurée!
" Eh bien, elle l'est. La preuve : je dois en vendre 5000 par semaine.
S'ils n'étaient pas bons...
Mais c'est parce que j'ai de bonnes caves, pas du bitume. Et des fermiers
qui m'approvisionnent bien. J'ai trouvé un petit gars super qui
est venu me voir aux halles: " Madame Richard, je suis prêt
à vous assurer un bon saint-marcellin pas fermenté, que
le client mangera à cur. Mais tout seul, je ne peux rien.
" J'ai dit " Allons-y! " On a commencé avec 20,
puis 30 et maintenant... Tiens, rien que pour Noël j'en ai passé
plus de 10000...
Bien sûr je m'occupe de tout, je vais les voir tous les jours, mes
fromages, mais j'ai deux employés, un garçon et une petite
Portugaise que je paie rien que pour ça. La petite travaille à
mains nues. C'est essentiel. Il faut sentir la pâte. Avec des gants
tu passes à côté. Un fromage c'est vivant. Il y a
ceux qui s'affinent très bien et ceux qui traînent les pieds.
C'est tout un art.
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On dit partout qu'il y a 360 sortes de fromages en France. Cela ne signifie
rien. Il y en a beaucoup plus, si tu décomposes les Charollais,
par exemple, en secs, frais, pur chèvre, mi-chèvre, etc.
Et dans chaque petit bled, celui de la mère Fayard et celui de
la mère Desmonceaux, chacun finirait par avoir le sien! Mais il
ne faut pas raconter des bêtises. En plein hiver 150 sortes, c'est
déjà beaucoup, bien alignés dans une vitrine. Surtout
qu'il faut y ajouter toutes ces conneries de crèmes de gruyère
et autres qui sont bien à la mode.
Pour ma part, ce que je vends le plus c'est le saint-marcellin, le reblochon,
le gruyère et le vacherin quand c'est la saison. Lui, je l'affine
avec du vin blanc. On me le livre dans sa boîte à l'état
brut. Là c'est à toi de décider, tu le fais doux
ou moitié eau moitié vin blanc. Tu mets dessus un peu de
mousseline et tu refermes le couvercle. Tu l'entreposes dans une pièce
à 15° pendant cinq jours. Tu ôtes la mousseline, tu l'égouttes
et tu laisses travailler deux jours. Tu décantes. C'est un peu
un boulot de vigneron. Ensuite il est bon pour la vente. Il y a des clients
qui le préfèrent très fort. Pour eux tu choisis un
vin blanc très sec et tu laisses le fromage une semaine sous la
mousseline. Il faut le surveiller tous les deux jours et sil a trop bu
tu rajoutes du blanc. Le vacherin est bon de novembre à mars. A
cette date j'arrête et je privilégie le reblochon. Mais lui
aussi il faut le bichonner, C'est-à-dire le mettre sur des clayettes
et le retourner tous les jours pour qu'il soit bien net, juste humide
à point. Pour le vacherin tu emploies de la mousseline très
fine, très absorbante. Pour le reblochon elle sera plus aérée.
Au bout de trois jours tu peux le vendre. Mais il y a un problème
de fournisseurs. J'en ai un qui a pris la suite de son arrière-grand-père!
On s'y connaît en reblochons dans sa famille! Des hauts Savoyards
pas parachutés!
..
L'un des agréments de mon métier c'est aussi la fréquentation
des grands restaurateurs. Aux halles le premier qui m'a fait confiance
ce fut Rouchis de la brasserie du Nord. Un bonhomme formidable qui est
mort aujourd'hui. Il m'a dit : " je t'ai vue travailler chez ton
patron, maintenant que tu es à ton compte tu dois arriver à
faire quelque chose. " Il m'a donné sa clientèle. Et
quand je vois où j'en suis, je dis souvent tout bas: Merci, Monsieur
Rouchis.
Parce que c'est important, le restaurant. Avec le client de détail,
on gagne plus, mais c'est un saint-marcellin à la fois tandis que
Carmen et Jacotte Brazier, pour citer un nom au hasard, des saint-marcellin,
elles m'en prennent 50 par jour.
Ensuite il y a eu mon ami Paul Bocuse. Il m'a fait confiance tout de suite,
mais c'est moi qui n'osais pas. Tu l'imagines me disant : " Mets-moi
10 livaros ! ", alors que je ne savais pas encore comment les affiner!
Il faut chercher, apprendre, être au point. Désormais je
peux lui dire : " Non, pas ça, plutôt ça. Demain,
pas aujourd'hui. " Un fromage doit être à l'heure...
Avec Paul, on se connaît depuis toujours. Nos mères travaillaient
chez le père Ducerf, place des Terreaux.
Comme tout le monde j'ai appris mon métier sur le tas. Tu sais
que les petites surs des pauvres de la rue Maurice-Flandrin ont
mangé bon avec moi à mes débuts. Tout ce que j'essayais
et que je ne voulais pas vendre, je le leur donnais. Elles passaient tous
les jours et leurs pensionnaires se régalaient de plus en plus
à mesure que j'apprenais... Mais il faut bien commencer petit.
Maintenant, bien sûr, je connais tous les cuisiniers de la région
et d'un peu plus loin. Mais c'est vrai que j'ai une préférence
pour Paul. Tu crois que si on ne l'avait pas eu, on en serait où
on en est à Lyon? Tiens, ce matin, il m'arrive un Allemand qui
exploite à Munich un resto de 400 couverts. Il avait entendu parler
de moi dans Cuisines et vins de France. Il venait reluquer mes plateaux.
Ils sont forts outre-rhin, mais parfois il leur manque quelque chose.
Lui, c'était l'art du plateau.
Il avise les photos de Paul. Tu sais qu'il y en a plein ma boutique. Et
il dit, ce branlo : " Oh là là, M. Bocuse... "
De l'air d'en avoir par?dessus la tête. Du coup j'attaque : "
Écoutez, si M. Bocuse n'était pas là, vous n'y seriez
pas non plus, parce que je n'aurais pas de magasin et que vous ne viendriez
pas à Lyon! Vos fromages français où les achetez-vous
? " Il répond : " A Rungis! ? Eh bien voilà! Vous
ne seriez pas descendu à Lyon et si vous l'avez fait c'est certainement
grâce à Bocuse. " Cloué son bec teuton!
Il parlait bien le français. Il connaissait mieux notre langue
que nos mâconnais mi-frais. Il m'explique: "M. Bocuse vient
souvent à Munich et Lyon il en a plein la bouche. Alors j'ai voulu
voir ce que cela représentait ... " Et fais-lui confiance,
Paul il en a amené beaucoup d'autres ...
Alain Chapel aussi c'est important. Mais sa timidité est presque
aussi grande que sa cuisine. Et Georges Blanc! Lui c'est un vrai restaurateur-cuisinier,
de la race qui est aussi à l'aise en salle que devant ses fourneaux.
Pierre Troisgros ? C'est mon conscrit. Et quel humour! je lui fournis
des chèvres, mais il s'approvisionne beaucoup dans le Roannais,
où les paysans ont du talent., Il fait également une fourme
extraordinaire. Il l'achète sur place, il la désosse et
ne laisse que la carcasse. Avec du porto il la fait fermenter. Il fut
un temps où il la servait dans une terrine. De toute façon
c'est une invention à lui. C'est excellent. Bien entendu on lui
a fauché sa recette. C'est dans l'ordre. Je sais bien que le plagiat
c'est la seule flatterie acceptable pour un artiste, mais ces connards
au lieu de le copier ils pourraient trouver autre chose. Enfin, quand
je dis, " ils pourraient ", ils prouvent bien que non!
Je ne pense pas que notre profession soit menacée par le "
fromage ou dessert ". Les gens en mangeront toujours. De plus la
mode du " plateau " est une bonne chose. On veut avoir du choix.
Naguère quand tu recevais des amis tu sortais un camembert de sa
boîte et c'était la rue Michel. Aujourd'hui tu n'oserais
plus. Et s'il y a des " rogatons " comme on dit à Lyon
tu en fais du fromage fort. Mais le rogaton c'est la preuve que le fromage
n'est pas de first qualité. Tu as déjà vu des saint-marcellin
finir en rogatons, toi? Moi jamais!
La diététique non plus ne me fait pas trop peur. Le 0 %,
je rigole. Lorsqu'elles m'en demandent ? surtout à l'époque
des maillots de bain ou si elles ont un amant qui n'aime pas la culotte
de cheval et les poignées d'amour ? je leur dis: " Ne mangez
donc pas de fromage et vous reviendrez quand vous irez mieux! "
Il y en a qui insistent : " Le yaourt maigre, c'est excellent! "
je leur réponds : " Regardez-moi, je fais quatre-vingt-dix-sept
kilos, j'en mange un par jour. " Elles sont renversées...
En revanche la cervelle de canut, c'est intéressant. Chacun a sa
méthode. Paul Lacombe qui la réinventa et qui de toute façon
la remit à la mode, la faisait plus claire que moi. En usine on
la fabrique par seau de cinq kilos. C'est liquide, sans palais, pas chouette
du tout. La cervelle de canut, tu comprends, appartient à notre
tradition, à notre folklore. Il y faut une once d'amour. Sinon,
ce n'est pas la peine. Moi je fais un mélange à vue de nez.
Presque à vue de cur. Des mâconnais frais, de la crème
et je brasse avec un fouet à main. Le mixer active la fermentation,
il doit y avoir un truc électrique qui gâte tout. Ensuite
j'incorpore de la ciboulette, quand c'est la saison, sinon du persil et
surtout de l'ail et de l'échalote, un peu de sel et beaucoup de
poivre. Je laisse bien reposer et je bats encore au fouet. Et enfin du
vin blanc.
Le fromage fort, c'est diffèrent mais c'est aussi une tradition.
Les bistrots dans le temps en offraient à leurs clients et ils
savaient bien ce qu'ils faisaient. Ce n'était pas par pure générosité,
mais pour passer plus de vin rouge. " Tenez, c'est offert par la
maison! ? Oh! comme c'est aimable, madame Lucienne. Ramenez donc un pot!"
Le fromage fort, on met tout dedans, surtout du bleu à la coupe
et des chèvres bien secs de deux ou trois mois. Dans un seau, on
arrose de vin blanc, on ajoute des coupes de gruyère et on laisse
mijoter une bonne semaine, jusqu'à ce que l'ensemble soit bien
homogène. Naturellement tu râpes et tu vinaigres et tu poivres.
je mets aussi un peu de levain. L'astuce consiste à en garder toujours
un peu pour la prochaine fois, comme on fait avec la mère de vinaigre.
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